
Décryptage : Mais pourquoi donc Bruxelles fait les yeux doux à Erdogan ?
Veulent-ils faire de la Turquie le 28ème Membre de l’UE, en remplacement du Royaume Uni ?
La visite du 6 avril 2021 du Président du Conseil européen Charles Michel et de la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen chez le président de la Turquie Recep Tayyip Erdoğan à Ankara restera dans l’histoire pour l’incident ridicule du « SofaGate », provoqué par la guéguerre que se livrent entre elles les Institutions européennes. Celui qui a été finalement piégé, non seulement par sa muflerie, mais aussi plus sérieusement sans doute pour des raisons que nous ne tarderons pas à connaître, est sans doute le pauvre Charles Michel, qui, depuis lors, se confond en excuses à tout bout de champs. L’absence de fauteuil pour Madame Ursula Von der Leyen n’a rien à voir avec le sexisme du Grand Turc.
Mais si l’attention des médias s’est concentrée sur cet incident grotesque, c’est aussi pour cacher le fond de la question. Pourquoi, diable, les plus hautes autorités européennes ont fait le voyage à Canossa ou plutôt à Ankara chez le dictateur du Bosphore ? Qu’aurait-on dit s’ils étaient allés rendre visite au Maître du Kremlin !
Le président Charles Michel, encore lui, a vendu la mèche en soulignant que « il y a un intérêt stratégique de l’ UE à un environnement stable et sûr en Méditerranée orientale et une relation mutuellement bénéfique et positive avec la Turquie ».
L’intérêt de l’Europe ? ou plutôt celui stratégique des USA et économique de Berlin ?
Ces dernières années, les tensions en Méditerranée orientale sesont intensifiées, en particulier fin février 2020, lorsque la Turquie a «forcé» des migrants et des réfugiés aux frontières grecques pour passer vers l’UE. Pendant ce temps, la Turquie poursuit ses activités illégales dans les eaux entourant Chypre pour y chercher du pétrole et du gaz . Face à ces actes, l’Union européenne a établi « un cadre permettant d’attribuer des sanctions aux personnes ou entités responsables des activités de forage près de Chypre ». Des sanctions à minima et symboliques sans aucune portée réelle . Les menaces pèsent sur quelques militaires turcs, généralement proches de la retraite et sur leurs avoirs en Europe qu’ils n’ont pas. Elles ne se sont d’ailleurs pas matérialisées réellement. Rien à voir avec les sanctions dures appliquées contre la Russie.
Mais les entretiens d’Ankara, deux fauteuils pour un sofa, n’ont pas porté sur les sujets qui fâchent mais au contraire entamé une sorte de nouvelle « lune de miel » ! L’entretien s’est principalement concentrée sur les moyens de renforcer les relations UE-Turquie, l’Union douanière, et la facilitation des déplacements avec en ligne de mire la suppression des visas pour les ressortissants turcs ! Drôle d’agenda pour une Union Européenne censée sanctionner Ankara !
En ce qui concerne la délibération sur les visas , le dialogue entre l’Union et la Turquie est lancé depuis 2013 et repose sur une feuille de route vers un régime sans visa avec la Turquie. Il avait fixé 72 objectifs que le pays devait atteindre. Le problème est que 6 des objectifs ne sont toujours pas réglés mais Ankara s’est vu offrir l’assistance de l’UE et du Conseil de l’Europe pour l’aider à remplir les conditions restantes. Les conditions mises par l’UE à une sorte de « Schengen UE-Turquie » concernent simplement le contrôle des frontières externes non UE de la Turquie, ses relations avec ses voisins européens bulgares et grecs, la réadmission des migrants , mais pas un mot sur la situation réelle de la Turquie. En gros, on s’apprête à octroyer à Erdogan un régime de libre circulation plus favorable qu’au Royaume Uni , sans tenir compte ni de la réalité du pays (arrestations arbitraires et tortures de députés, magistrats, journalistes, Universitaires..) ni du fait que la Turquie utilise les migrants, syriens, afghans, pakistanais et autres qui passent sur son sol comme des armes de chantage.
En ce qui concerne la question des migrants venus de Turquie, les deux représentants de l’ UE ont déclaré que l’accord UE-Turquie de 2016 a donné lieu à des résultats positifs ( !) et, par conséquent, reste valide. Cette déclaration, malgré les tentatives quotidiennes d’intrusion en Grèce ou en Bulgarie, parfois avec l’aide visible de la Turquie, n’est pas une surprise car elle vient après la réunion du Conseil de l’ UE des 25-26 mars, au cours duquel la chancelière Angela Merkel a réitéré son soutien à l’accord UE-Turquie sur les réfugiés. Selon l’accord, l’UE mobilise 6 milliards d’euros dont 65% ont été distribués. Il consiste à financer Ankara pour « retenir »les migrants sur son sol. Il faut souligner d’ailleurs que, très régulièrement, la Grèce et la Bulgarie cosntatent des tentatives de passage des frontières facilitées par les autorités turques, comme pendant l’hiver dernier, quand les tensions entre l’Europe et Erdogan s’intensifient, comme s’ il s’agissait de réactiver le chantage d’Ankara : « de l’argent contre la sécurisation, très relative, de nos frontières « !
Nullement découragée, la Commission envisage d’ailleurs de présenter une nouvelle proposition de financement des réfugiés syriens en Turquie, en Jordanie et au Liban, dont on sait que c’est Ankara qui en sera le grand bénéficiaire ! Les 6 milliards d’Euros n’étaient donc qu’un début…
Si la Présidence de l’UE , pour la rencontre du 6 avril a simplement acté « les progrès en matière de visas », sans précisions, elle a annoncé qu’elle va renforcer la participation de la Turquie à des programmes européens tels qu’Erasmus + ou Horizon Europe . À titre d’exemple, au cours des 6 dernières années, la Turquie a participé à neuf programmes sous le nom d’Erasmus + . Alors que le Royaume-Uni vient de quitter le programme Erasmus, Bienvenue à la Turquie !! On a même évoqué la participation de la Turquie au programme « Europe créative » qui concerne les activités culturelles, cinéma, théâtre, littérature.. Sans aucune garantie que ce ne sera pas sous le contrôle de la censure du parti AKP d’Erdogan, celui-là même qui refuse de reconnaître le génocide arménien ! Verra-t-on donc des associations à tendance islamiste comme « Millis Gorus » , proche du parti AKP, participer à des programmes culturels européens ?
L’autre grand sujet débattu à Ankara a été l’union douanière qui est en vigueur depuis 1995. L’UE représente le premier partenaire d’importation et d’exportation de la Turquie, dans le même temps, la Turquie figure parmi les 5e partenaires commerciaux de l’UE. Madame Von der Leyen a déclaré que l’objectif de la rencontre d’Ankara était de moderniser cette Union douanière. Cette union douanière est un cadre unique que nous n’avons avec aucun autre pays. Par conséquent, nous recherchons en outre des moyens innovants non seulement pour moderniser l’union douanière, mais aussi pour stimuler la coopération publique et privée , en mettant l’accent sur les transitions vertes et numériques ».
On retiendra ce commentaire : « Un cadre unique que nous n’avons avec aucun autre pays » . En effet, le Royaume Uni, dans le cadre du Brexit Deal, n’a pas obtenu un accord aussi avantageux que celui de la Turquie !
D’Autres sujets, Comme la crise de la Pandémie Covid-19 , le changement climatique et le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes.
Ursula Von der Leyen a certes regretté que la Turquie qui avait signé et ratifié la Convention, ait décidé de se retirer et a souligné « que cela envoie un mauvais signal de coopération entre les deux pays » mais n’en a tiré aucune conclusion politique ou autres. Il faut noter qu’il y a deux pays du Conseil de l’Europe qui, dès le départ, ont refusé de souscrire à cette convention : la Fédération de Russie et l’Azerbaïdjan. Il y a aussi d’ailleurs plus d’une dizaine de pays Membres du Conseil de l’Europe qui n’ont pas ratifié cette convention, comme le Royaume Uni, mais aussi des pays Membres de l’UE comme la république Tchèque, l’Autriche ou la Lituanie !
Depuis que la Turquie a informé qu’elle se retirait de la Convention d’Istanbul, il y a eu une pléthore de réactions de la société civile. Par exemple, une alliance de groupes de défense des droits, appelé StopErdoganNow a rédigé une lettre ouverte à l’ UE HR Josep Borrell exigeant des sanctions sévères contre la Turquie en raison de la violation des droits de l’ homme . Selon Chris Wilson de StopErdoganNow , «au lieu de condamner de tels outrages, Borrell a simplement décrit sa profonde inquiétude. Il n’a cependant eu aucune difficulté à condamner l’expulsion par la Russie des diplomates européens de Moscou. Pourquoi le double standard? «
D’Autre part, et concernant la rencontre d’Ankara, Manfred Weber , président du groupe du Parti populaire européen, a souligné qu ‘ «il a besoin de savoir ce qui a été mis sur la table… Nous sommes extrêmement préoccupés par les engagements pris en matière de visa ou de douane , sans changements concrets et durables de la politique de la Turquie à l’Est. Méditerranée, vers Chypre et nos frontières extérieures . En outre, la visite n’a pas montré nos préoccupations plus générales en ce qui concerne les attaques du président Erdoğan contre la société civile et les prisonniers politiques dans le pays ».
Le lundi 26 avril, un débat sur les résultats de la réunion UE-Turquie a eu lieu lors de la session plénière des parlements européens. De nombreux députés se sont inquiétés d’un climat « trop positif » des échanges : En général, les relations UE-Turquie doivent comporter la question de la conditionnalité. Si nous ouvrons enfin la discussion sur l’union douanière et la libre circulation, nous, en tant que Parlement, demandons une conditionnalité de démocratie ».
Même si les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE ont été gelées en juin 2018, le pays est toujours officiellement un pays candidat à l’adhésion à l’UE. On sait bien que cette perspective est aujourd’hui impensable en raison du rejet dans de nombreux pays européens. Mais la Commission européenne, tout comme l’Allemagne d’Angela Merkel et aussi la France d’Emmanuel Macron semblent privilégier aujourd’hui une forme de « partenariat privilégié », encore plus étroit que celui négocié avec Londres après le BREXIT : Union douanière, libre circulation des personnes, coopération tous azimuts..
On voit bien aujourd’hui que la grande industrie allemande voit le marché intérieur turc avec une population qui atteindra bientôt 100 millions d’habitants comme le « réservoir de consommateurs » dont elle aura besoin pour maintenir sa croissance ainsi qu’un autre atelier de travailleurs à bon marché ! On voit bien aussi que les USA cherchent à garder Ankara dans le giron atlantiste de l’OTAN dans sa stratégie anti-Russie
Mais quel est le vrai intérêt des Européens et de l’Europe ?
Doit-on faire de la Turquie d’Erdogan le 28ème Membre clandestin de l’UE comme l’Allemagne et les USA nous demandent de le faire ? Remplacer le Royaume-Uni ?
Peut-on faire confiance à celui qui menace nos voisins grecs et chypriotes ? à celui qui a mis en place une vraie dictature dans son pays ? à celui qui rêve de restaurer l’Empire ottoman en envoyant son armée en Syrie, en Irak, en Lybie et au Haut-Karabagh ?
Une autre discussion sur les relations UE-Turquie aura lieu lors de la réunion du Conseil européen en juin. Espérons que la raison l’emportera ..